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Poème-affiche

Tous les parfums de l’Arabie,
tous les rêves du sommeil et de la veille,
toutes les aventures vécues ou imaginées,
toutes les expériences nées des œuvres à lire,
à voir ou à entendre,
tous les remous à l’échelle des océans
ou à celle du verre d’eau,
tout ce qui peut n’exister qu’à peine
ou ne pas exister
mais par quoi l’on existe...

Texte: Michel Leiris ; voir mise en scène dans Galerie Amavero avec la lithographie de Joan Miró

La vague de Camille Claudel

La vague devient chair sous le ciel dénudé,
Le long de son corps embrasé se perd le temps,
L’onde enserre la lumière de vert veinée,
Oblitérant de ses doigts le jour en suspens.

Lors, la vague émeraude vomit la colère
Dans la danse de ses lames effrénées,
Se pétrifie dans les coulures de l’éther
Son âme déchue où s’émiettent les trophées.

Les trois belles à l’entour de l’intempérance
Éclaboussent la vague de leur nudité,
Quand leurs cœurs ceints d’onyx vibrent dans les luisances.

La grâce susurre à la vague captivée :
« Sursois à briser mon âme qui bat encore
Dans la danse des corps où vacillent les ors ».

Texte de Laurence Sophie inspiré par la sculpture La Vague ou les baigneuses de Camille Claudel. Voir Galerie Amavero

les mots que j'aime

je ferai un tapis des mots que j’aime
pour que tremblants tes pieds blancs et nus foulent
le grand désordre mué en poème
de ton âme chavirée par ma houle

j’accrocherai les mots que j’aime aux arbres 
pour qu’en marchant tu en tisses des fleurs
réunies en bouquets de rose et marbre
veinés de voluptueuses couleurs

les mots que j’aime voleront au ciel
pour qu’en suivant leur essaim tu transformes
les nuages crémeux comme le miel
en cerfs-volants dessinant mille formes

je ferai un voilier des mots que j’aime
pour qu'ils t'embarquent en mer avec eux
le soir nous réciterons des poèmes
au soleil roux se couchant dans tes yeux

et quand sonnera la fin de semer
je scellerai les mots que j'aime en moi
pour qu'ils créent la passerelle vers toi
où nous rêverons ensemble à jamais

Texte de Luc Fayard, illustré par Reading, de Julius LeBlanc Stewart et Les Chants de Maldoror, de Salvador Dali : voir les différentes mises en scène dans Galerie Amavero, dans Poésie de l'Art et dans instagram @lucfayard.poete

vieux poète

deux fois trente ans
de mes mots flamme
épars au vent
me forgent l’âme

la litanie
du mot qui craque
écrit ma vie
d'un cœur en vrac

Premier Prix du Concours MagCentre-Litt'oral 2024 dont le thème était "J'ai trente ans", à écrire en trente mots.
Texte de Luc Fayard illustré par "Paris, les bouquinistes" d'Eugène Galien Laloue: voir la mise en scène dans Galerie Amavero et dans instagram @lucfayard.poete

énergie

d’où vient-elle cette énergie
à diffusion lente
dans l’esprit le corps

je connais sa seule source 
la beauté pure
invisible sans forme
intouchable et vibrante

pour la sentir je deviens ermite
assis sur la montagne
contemplant au rythme  d’un souffle lent
la vallée de mon cœur 

j’y vois ma vie défiler en pointillé
comme les pions d'un échiquier
les passants de rencontres
n’y sont que des ombres

je lève la tête
et la-haut je les vois
les oiseaux libres et chanteurs
ravisseurs d’espace
dansant en cercle 
faisant la farandole
ils finiront par se taire
et partir au loin
planant en vol
longtemps
rétrécis à n’être plus qu’un point

alors je ferme les yeux
les bras tendus
tournant mes paumes vers le bas
avec encore dans mes oreilles 
cette merveille
le chant des mésanges 
noires si aigu

c’est comme si 
j’embrassais tout le paysage
c’est comme si 
l’énergie des monts et des brumes
l’énergie du vent chaud et humide
l’énergie des plaines et des forêts
me traversait tout le corps
des pieds ancrés en terre
à la tête souriant aux anges

Texte de Luc Fayard inspiré par Bords de mer , de Hélène Averous, encre de Chine sur papier de riz,; voir la mise en scène dans Galerie Amavero et dans instagram @lucfayard.poete et aussi dans lespoetes.net

il faudrait

il faudrait que le vent
poussant les montagnes
et les icebergs
bâtisse le couloir
d'un passage abrité

il faudrait que la main
saluant comme une feuille
emporte avec elle
la pensée vers le ciel
dans le grand tournoiement

il faudrait qu’un sourire
pose du bleu sur le gris
venant calmer à point
les ardeurs opiniâtres
des accents trop aigus

il faudrait étreindre les arbres
pour que leur frémissement
nous parcoure le corps
nos pieds prenant racine
dans l’histoire du monde

il faudrait brûler les regrets
dans un feu de joie
pour que chaque crépitement
signe un nouveau succès
sur la fatalité

il faudrait que nos prières
se joignent pour créer
l'invincible lumière
empêchant la nuit à jamais
d'actionner sa  crécelle

Texte: Luc Fayard
Voir des versions mises en scène dans Galerie Amavero, dans Poésie de l'Art et dans instagram.com/lucfayard.poete

cadavre

il a peut-être rêvé 
d’un monde meilleur 
grâce à lui
il a peut-être aimé
la gloire et le renom
s’abattant sur lui

puis sont venus 
les glissements
les à-peu-près
face aux difficultés
rien ne finissait
comme il voulait

sentant le vent
se rafraîchir
il a commencé
à biaiser
roseau trop souple
à la bourrasque
mille excuses 
furent bonnes
pour ne pas faire
ce qu’il fallait
souvent
il tournait le regard
pour ne pas voir
les évidences

maintenant il a peur
de ce qu’il est devenu
mécréant lâche et mou
pantin de mots
et d’opérette
l’âme vide et lasse
il marche poussiéreux
ombre informe et sale
cadavre puant le regret
et ses pas traînants
l’emportent malgré lui
vers le tunnel noir



les portes de la nuit

les portes de la nuit
sont prêtes à lever
devant moi sans un bruit
leurs voiles du secret

le chemin qui m’emmène
sans joie et sans allié
enterrera mes peines
tout sera oublié

les vallées et les tourbes
les secrets les non-dits 
la magicienne courbe 
graveuse d’interdit

l’antique virtuose
glissera sur la pente
de la beauté des choses
rendue évanescente

sans gloire ni rameau
dans mon lointain regard
le silence des mots
te dira qu’il est tard

quand au son de mon deuil
cerbère de l’oubli
je franchirai le seuil 
des portes de la nuit

je n’aurai qu’un regret
n’avoir pas su te dire
dans un dernier sourire
à quel point je t’aimais

Sélectionné pour L'Anthologie de la Poésie - Prix international Arthur Rimbaud 2024
Voir mise en scène illustrée par 40 œuvres d'art contemporain dans Galerie Amavero!

nuages de lune

il marche la tête vide et pleine
ses pensées vont et viennent
comme des nuages de lune
les images se suivent
en procession furtive
la vie dispersée en brume
les mots encore absents
les couleurs autour de lui
la fausse nuit d’un nouvel automne
l’air dispense ses murmures
il sourirait presque
de tous ces possibles
futur moins conditionnel
lumières de bonheur
malgré l’absence du ciel
mais dehors et dans son cœur
il marche dans le brouillard
dans les poches de son manteau
profondes comme des cavernes
les deux poings serrés sont si fermes
qu’ils pourraient tenir des marteaux

Texte: Luc Fayard
inspiré de:
Silence d'Or, de Sophie Roccco - 2023 - pigment et liant sur toile - 100 x 100 cm - son instagram

trois bambous

trois longs bambous gris 
hachurant la vue 
sans rien occulter

trois nuages ronds 
transmués dans l’eau 
en grosses meringues

trois buissons groupés 
révélant la chatte 
enfouie dans ses pattes

trois collines courbes
s’offrant mollement
à l’air du printemps

terre et ciel jaloux
du beau bleu de l’eau
appelant la nuit

tout va se voiler
sauf le bonheur né
de cette harmonie

Texte : Luc Fayard
inspiré de : Landscape with trees (1908), de Teodoro Wolf Ferrari (1878-1945), tempera sur papier (cité sur instagram par @lejardin_robo
à voir illustré en récitation musicale dans Galerie Amavero

la vie par la fenêtre

liquidambar
exhalant maigre
un long sanglot
sur ses bourgeons

en ligne haute
d'un val bruyant
la canopée
coiffée en blanc

le vent figé
encrant la scène
comme un tableau
de Pissarro

le chêne mousse
ouvrant ses bras
aux oiseaux bleus 
lustrant leur nid

et devant moi 
en possession
du fauteuil gris
dort le chat roux 

lové en rêve
à l'immobile
il est la mort
guettant sa proie

l’animal    |   moi aussi
respire     |   moi aussi
au ralenti  |   moi aussi


Texte: Luc Fayard
inspiré par la vérité confirmée par la photographie de Luc Fayard
voir la mise en scène sur Poésie de l'Art

l'eau de la nuit

une histoire de fou 
je suis tombé de haut
froid et mou
tout au fond de l’eau 

une chute sans un cri
et là tout en bas surprise
une femme nue sans âge 
m’attend et me sourit

je suis nu moi aussi c’est embêtant
au fond de l’eau surtout
on bouge au ralenti comme dans un film
impossible de respirer
elle touche ma main rassure-toi dit-elle
tu ne respires plus tu ne souffres plus

je la prends dans mes bras amicalement 
et lui dis en pleurant
jamais je n’ai connu quelqu’un comme toi
de quoi nous parlâmes
dans le flot des larmes 
je ne sais

quel effet me fit cette femme énigmatique 
si longtemps enlacée mystère
à la fin elle me poussa vers la sortie
c’est le temps de l’exil dit-elle
on t’attend à l’accueil de la citadelle

derrière un guichet j’entends une voix
l’accueil c’est ici
je me penche et vois plus bas 
dans une vaste baignoire
une baignoire au fond de l’eau quelle idée
une autre femme allongée 
vieille et maigre nue
qui se lève en gémissant
lourde de fatigue aride
des gouttes d’eau perlant de ses rides
comme la vie qui fuit sans un mot

enfin dépliée spectrale raide comme l'or 
la noyée de blancs cheveux m’épie
de ses grands yeux foncés

et je comprends alors terrifié
que je suis à jamais 

dans l’eau de la nuit

voir la mise en scène dans Poésie de l'Art

Malika

À mes mamas algériennes.
Deux mamas qui ne se connaissent pas, sont pourtant tatouées dans mon cœur.
L’une est ma belle mama de la poésie et l’autre est ma mama Malika.
Même le prénom MALIKA comporte le nom de Ali BELKAHLA.
On ne récolte ce que l’on s’aime, j’ai été baptisée Yacuta par Linda.
Encore une autre mama, à laquelle je tatoue le signe de l’amour,
Ave Maria, si tu me reconnais, je suis ta tata.
Cette toile figurative est le caméléonisme du culturisme.
Je développe ma masse musculaire pour faire de l’esthétisme.
À plusieurs, les mamas deviennent QUEEN
À l’image de Malika.
Des femmes fortes qui ont enfantées les plus beaux insignes.
SAL’ÂME ALI BOOM, KELTOUM !
Ils sont DEFFOUS ces Algériens !

Texte: Angélique Leroy
inspiré de
Malika, de Keltoum Deffous
à voir illustré dans Galerie Amavero

simple fouet

froid comme la pierre
souple comme l’esprit
dense comme la vie
aligné comme une galaxie
remplir son être de souffle
des yeux partout
tout entendre
le moindre tressaillement
clignement
et quand c’est décidé
bloquer son poignet vers le bas
dans un crochet implacable
pousser des deux bras
en sens inverse
comme pour atteindre
le bout du cercle
le pousser encore plus loin
faire grandir la nature
de son être intime
sans rien montrer
sans un signe
par ce mouvement
du simple fouet
toute adversité disparait
il ne reste que du blanc
et le silence

Texte : Luc Fayard
inspiré de 
Simple fouet, sculpture de Ju Ming
(Place Victoria à Montréal)
à voir illustré dans Galerie Amavero

Traverser et être traversé

Pour dire ce que m’inspirent les œuvres de Chantal Fontvieille réunies sous le titre « À travers », j’emprunterai un détour : celui du mot traverser lui-même. Chantal connaît ma passion pour les mots. À vrai dire, plonger dans leur épaisseur sensible, me laisser traverser par eux, écouter ce qu’ils ont à m’apprendre, c’est bien plus pour moi qu’un détour, c’est ma voie d’approche vers le monde.

Pour parler des cibles exposées par Chantal Fontvieille, ces objets traversés de déchirures mais aussi de lumière, je ne peux séparer « traverser » d’« être traversé ». La vie, me semble-t-il, entrelace constamment ces deux expériences.

Le cours de la vie ne coule pas comme celui d’une rivière tranquille dans son lit. Il est sans cesse barré d’obstacles qui viennent se jeter en travers de sa route, sans cesse traversé par d’autres cours. Dès que les enfants sont en âge de marcher dans la ville, exposés au flot des voitures, ils entendent ce cri : Attends-moi pour traverser ! Et quand vient l’âge où ils sont fiers d’avoir enfin le droit de sortir, c’est alors : Attention en traversant ! On n’emploie même pas de complément : traverser, c’est traverser la rue, cela s’entend. On ne laisse l’enfant traverser seul que lorsqu’il a compris que son propre cours à lui n’est pas tout puissant, qu’il ne peut pas suivre son avancée dans l’insouciance de tout ce qui vient se mettre à la traverse. 

Oui, traverser, c’est dangereux. Une épreuve périlleuse. Les flux qui traversent notre vie risquent de nous emporter. On peut se noyer dans le fleuve qu’on tente de traverser à la nage. La représentation imaginaire qui règne sur la traversée, c’est sans doute d’abord celle-là, celle de l’eau. Une représentation venue du fond des âges, depuis le désarroi de l’homme primitif en quête de nourriture quand son avancée se heurtait à un cours d’eau. Et puisque la traversée est péril du passage, comment ne serait-elle pas aussi associée au plus terrible, au plus mystérieux des passages : celui de la mort ? Tragique traversée à l’horizon de notre courte existence. Depuis les plus lointaines mythologies, le passage dans l’au-delà fait intervenir une traversée souterraine en barque. Charon, le passeur le plus célèbre, fait traverser le fleuve qui sépare le monde des vivants de celui des morts. Du reste mourir se disait aussi autrefois transir, ce beau verbe qui signifie « passer au-delà »  – il en reste quelque chose aujourd’hui dans trépasser.

C’est peut-être la seule traversée qui, bien que nécessaire et désirée par toutes les âmes qui attendent Charon sur la rive, ne s’accompagne pas de triomphe. Car traverser commence comme triomphe, et c’est ainsi que je l’ai d’abord entendu. Triomphe de la première traversée de la Manche à la nage en 1875 ; de celle de l’Atlantique en avion par Lindbergh en 1927 ; fascination chaque année, pour les traversées en solitaire. Admiration générale pour les œuvres qui ont su traverser les âges. Prestige du valeureux héros des contes, qui traverse les adversités successives comme autant d’initiations. Triomphe à coup de trompette de l’entrée des Hébreux à Jéricho après la traversée du désert. Mais aussi, plus ordinairement, victoire remportée par chaque être humain qui parvient à traverser les épreuves. Dans la tragédie, cela s’appelle « destin », comme Racine le fait dire à Néron : « Ainsi par le destin nos vœux sont traversés » (Britannicus, acte III, sc. 8). Mais dans nos vies aujourd’hui moins soumises à la loi du destin, on conçoit volontiers les épreuves en termes de traversée à accepter et à accomplir. On en sort indemne, voire grandi. On a traversé le péril, sans trébucher. On s’est tiré de l’embarras où il nous plaçait – et dans embarras on entend bien ce qui barre, barrage, barrière, barreaux qui emprisonnent. On a relevé le défi. On est parvenu de l’autre côté. Sur l’autre rive. 

Ce passage sur l’autre rive, c’est trans qui le porte, dans le mot traverser. Trans, qui signifie « d’un côté à l’autre, à travers, au-delà » comme dans transformer, transfuser, transporter ou, sous la forme tra, dans traduire. Et puis dans traverser il y a aussi vertere, dont le premier sens est « tourner » (d’où vertige, convertir, verso, inversion, et même univers…, une liste de dérivés proprement vertigineuse !).  Mais il signifie aussi « se tourner vers », c’est-à-dire prendre telle ou telle direction. Quand on tente une traversée on se lance au travers de l’obstacle. Il s’agit, résolument, d’arriver à se transporter de l’autre côté.  

Mais l’obstacle à traverser ne se présente pas toujours horizontalement sous nos pieds, à la façon d’un fleuve. Parfois il se dresse verticalement : un mur, une paroi opaque. Alors il s’agit d’y découvrir une trouée, ou d’y pratiquer une brèche, pour pouvoir passer à travers. Pour continuer sa route de l’autre côté. Une fois que cela a été franchi. 

Alors ce peut être le lieu d’un autre triomphe. Un accès à l’inconnu que l’obstacle nous dissimulait à la façon d’un écran ou d’un voile. La traversée se fait traversée des apparences, comme dans le roman de Virginia Woolf qui porte ce nom. Alice passe derrière le miroir dans le roman de Lewis Caroll De l'autre côté du miroir, et ce qu'Alice y trouva. Chez Rimbaud, c’est le rayon violet du regard qui déchire la trame des apparences et fait accéder aux « Silences traversés des Mondes et des Anges ».  Dépasser l’apparence pour accéder à une vérité, ou du moins à un sens jusque-là caché. Traverser le miroir, déchirer le voile ou la nuée qui cache le ciel : ces motifs traversent l’histoire de l’art et de la littérature. Peut-être la connaissance passe-t-elle toujours par la déchirure d’un écran : « Considérons au travers de quels nuages on nous mène à la connaissance de la plupart des choses » (Montaigne, I, 27).

Les cibles qu’utilise Chantal Fontvieille sont, elles aussi, comme des murs, des voiles ou des écrans, placés verticalement en face de soi. Mais c’est volontairement qu’elles ont été ainsi disposées et dans une intention toute différente. Le tireur à l’arc ne vise rien au-delà de la cible, il ne s’agit pas pour lui de la traverser lui-même. Nul péril en jeu, seulement le risque d’un échec. Il faut réussir à transpercer cette cible de sa flèche, à l’atteindre en plein centre. C’est là que sera le triomphe. La portée du geste s’arrête à la surface de cette cible. Peu importe ce que le tir a laissé comme traces derrière. Imagine-t-on un tireur à l’arc venir contempler l’envers de la cible ? Pas plus qu’un chasseur s’agenouillant près de la bête qu’il vient de tuer pour panser ses blessures. 

C’est ici que l’intervention de Chantal Fontvieille rompt avec toute tradition antérieure, dans une approche toute neuve. Elle ne s’intéresse pas au triomphe du geste de traverser, que ce soit traverser la cible en plein centre, ou sortir indemne d’une zone périlleuse pour continuer sa route de l’autre côté, ou accéder à un inconnu placé au-delà de l’obstacle. Elle passe de l’autre côté, oui, mais seulement de l’autre côté de la cible, son envers, son verso. Il ne s’agit pas d’aller voir comment c’est plus loin, une fois qu’on a traversé, non mais de voir ce que ça a fait sur l’objet traversé. En l’occurrence sur l’objet transpercé, avec toute la violence de ce geste. Car dans le lancer de flèche il y a l’intention de pénétrer l’objet, de s’y enfoncer, de l’atteindre – oui, comme on dit de quelqu’un qu’il « il a été atteint par un événement ». Une fois cette intention réalisée, la cible perd tout intérêt. Qui, à part Chantal Fontvieille, s’intéresse aux effets produit sur elle, aux marques, aux traces qui s’y sont imprimées ? J’y vois pour ma part une attention proprement féminine, aux blessures du monde et des êtres.

Cette cible est bien plus qu’une cible. C’est la trame du monde, déchirée par les coups qui l’ont atteint. Chantal Fontvieille passe sur l’envers de la trame, pour considérer les traces laissées par cette violence. Elle interroge l’envers du monde. Elle reste là, auprès de l’objet traversé, penchée sur lui. Il cesse d’être quantité négligeable, simple obstacle qu’on escamote aussitôt qu’il a été franchi. 

Cette cible, c’est nous, aussi. Nous tous, les êtres troués par tout ce qui nous traverse. Nous tous, les êtres traversés. À rebours de l’image traditionnelle de la vie comme traversée : non, dans ce parcours on est bien plus souvent traversé que traversant. À rebours de la traversée triomphale, considérée uniquement dans son efficacité, comme franchissement pour pouvoir continuer sa route au-delà, et jamais comme phénomène en soi, dans les effets qu’il produit et les traces qu’il laisse. 

Être traversé… Oui, nous le sommes constamment…Par ce qui traverse notre esprit, par les sensations qui nous parcourent… Une pensée, un doute, une inquiétude nous traversent. Pascal parle des troubles qui viennent traverser notre repos. Introuvable repos, puisque nous baignons dans les flux qui nous traversent. Le cours de notre vie croise à tout moment celui de la vie des autres, d’où remous et tourbillons. Le langage lui-même est un courant qui nous traverse, qui existait avant nous et sans nous. Et aussi les courants d’influences venues des générations qui nous ont précédés. Et puis encore les imprévus, les accidents, les maladies, les deuils… On entre en nous comme dans un moulin. C’est brutal, c’est tempétueux, torrentiel même. On est livré au monde. On est un lieu de passage. On est tout transi de peur, de froid, d’effroi. Traversé, tremblant, trébuchant sur les chemins. Jeté à tout moment au travers du monde, hors de nos abris. Tragique traversement. Comment ne pas prendre mal, ne pas prendre de travers ce qui sans relâche nous pénètre, nous sillonne, nous transperce ? 

Et pourtant, être traversés, c’est notre condition d’êtres vivants, c’est le flux même de la vie. Celui de notre respiration, l’air qui nous traverse, entre en nous et en ressort. Non, décidément, la vie n’est pas une traversée, mais bien plutôt un flux qui nous traverse et nous porte. Il coulait avant notre naissance et continuera au-delà. Il est parfois lui-même traversé d’obstacles, mais les franchir ce n’est pas un triomphe personnel à verser au compte de nos aptitudes conquérantes, c’est le mouvement même de la vie, qui nous pousse plus loin. Seulement cette représentation-là est moins flatteuse pour notre moi. Si nous sommes essentiellement traversés, nous ne pouvons plus nous concevoir comme des entités distinctes, autonomes, mues par leur volonté et leur courage. Le vaillant chevalier traverse triomphalement les fleuves les plus périlleux, les forêts les plus impénétrables, les flammes que crachent les dragons, mais il n’est pas censé être lui-même traversé. Son prestige de conquérant perdrait beaucoup à s’aventurer dans ces zones troubles de féminité réceptive.

Peut-être abandonnerait-il même alors la voie droite qui le mène si résolument vers son but. Être traversé comporte le risque – ou l’opportunité – d’un changement de direction. En termes de marine, on dit qu’on traverse une voile quand on lui offre la plus large prise au vent pour faire tourner plus aisément et plus vite le navire autour de son axe. Oui, se laisser traverser c’est aussi présenter au monde la plus grande largeur de soi-même, laisser le vent s’y engouffrer, lui offrir notre voile déployée, le laisser libre de nous faire changer de direction. Comme le disait plus clairement autrefois le mot traverser. Dans les romans médiévaux on pouvait annoncer Ici traverse [change] l'aventure pour signaler un tournant du récit. 

Se laisser traverser : se lancer dans le monde comme on s’en va à travers champs, très loin de la grande route droite, avec le risque de perdre le chemin du retour. Dans le désir passionné de ce qui nous traversera. « La passion reste en suspens dans le monde, prête à traverser les gens qui veulent bien se laisser traverser par elle. »   (Marguerite Duras, L’Amant)

Se laisser traverser. C’est sentir aussi, si on écoute bien, que tout ce qui nous traverse nous quittera un jour, pour poursuivre sa course au-delà de nous. Il est heureux que les événements, les affects et les passions nous traversent et finissent par ressortir de nous, de l’autre côté.  Ils ne restent pas enkystés en nous, sans issue. J’aime à penser qu’en ressortant, ils laissent bien autre chose que la trace d’une blessure dans notre dos. Qu’ils soient porteurs de notre devenir. Oui, même s’ils nous bouleversent et nous renversent, qu’ils soient d’une manière ou d’une autre versés au profit du devenir.

Alors la liberté qu’il nous reste, parmi tout ce qui nous traverse, c’est de décider parfois d’en traverser résolument toute l’étendue, d’acquiescer à ce flux, de le laisser nous travailler et d’accompagner la transformation qui s’amorce, pour la mener jusqu’à son terme, jusqu’à l’autre rive. C’est peut-être ainsi que se produit parfois la création : comme la traversée résolue de ce qui s’est présenté en travers de notre vie. L’accompagner jusqu’à son terme, ce serait accomplir sa transformation en œuvre. Pour Chantal Fontvieille, transformer les traces de blessures en tableaux traversés de lumière. Faire de la beauté avec des déchirures.

Texte: Sophie Coste
inspiré par quatre œuvres de Chantal Fontvieille  à voir dans Galerie Amavero

pour en savoir plus sur Sophie Coste et son livre à paraître Gestes de femmes
pour en savoir plus sur Chantal Fontvieille

Quintessence

La goutte perle
Sur le front
Sur la feuille
Sur l’herbe
Et parmi
Tous les affronts
La goutte sonde
Les yeux
L’écorce
Un brin
Par manque
De force
La goutte tombe
De peur
De saison
De joie
Elle se découvre
Goutte ronde

Texte : Malla
inspiré d'une photographie de Poppy'AR
lire et voir la récitation musicale par Poppy'AR dans la Galerie Amavero

soir flamboyant

vase de fleurs carrées
ou glaçons orangés
fond de taffetas rouges
bordant la mer qui bouge

 immeuble ultra-moderne
et gratte-ciel bleui
train à vapeur en berne
par la fumée noirci

non je ne veux pas voir
les rivières de sang
mais le soir flamboyant
fort de rêve et d’espoir

Texte: Luc Fayard inspiré de :
soir flamboyant, de Guillaume Villaros - 2010/2014 - acrylique au couteau sur papier - 60 x 50 cm

L'ange volé (The Stolen Angel)

La noirceur contemporaine n'est qu'une ombre
On ne m'interdira pas l'ineffable joie
Je m'assieds... Je me tais... J'apaise mes décombres...
Jusqu'à la Vie généreuse qui partage nos voix

Today’s darkness is but a shadow 
Ineffable joice won’t be banned to me
I sit down... I stay silent... I soothe my ruins...
Until the lavish Life that shares our voices

Texte de Bernard Gast www.bernardgast.com
inspiré par une œuvre de l'auteur : L'ange volé ; Bernard Gast © L'ange volé (2004) – ‘Peinture avec le Cinéma’ (1,3 x 1,8 m) © Adagp (collection privée)
Bernard Gast est un artiste plasticien qui crée des œuvres à partir de pellicules 35 mm de cinéma et écrit ses propres textes sur ses œuvres

la vie la mer

les nuages bas
l’océan moutonne
dans ses plis
abolis
les crètes frissonnent
sous un ciel bien las

plus envie de rien
se laisser porter
par le vent 
le courant
pour tout oublier
sa vie son dessein

c'est l'esprit éteint
par la rêverie
du remous
qu'un corps mou
perdu dans la nuit
dérive sans fin

au matin pourtant
le marin secoue
sa carcasse
dans la nasse
il reprend sa roue
et son cap au vent

ainsi va sa vie
sillage de mer
non tracé
cœur lassé
par le goût amer
du temps asservi


Texte : Luc Fayard
inspiré de
Pleine mer, temps gris, de Charles-François Daubigny

Toi qui t'es tu

Qui es-tu
toi qui t’es tu ?
Toi qui ne pépies plus.

Sur un fil tendu,
je t’ai entraperçu.
Je me suis reconnue.
Deux pattes frêles,
et un ersatz d’ailes,
un cœur-citadelle
en guise de maison,
et nos imperfections
comme belle toison.
Dans nos silences,
Naissaient les confidences,
nos histoires d’errance.
Et sur ce fil tendu,
toi qui ne pépiais plus,
moi,
je t’ai entendu.
Un moineau ordinaire,
ni bavard, ni disert,
qui dans son nid d’hiver
tendait ces ailes pour ressembler
aux vautour ou aux éperviers
aux aigles épris de liberté.

Toi tu te sentais grêle,
perché sur ta ficelle.
Petit, si petit
au milieu des géants.
Moi, je me sentais fragile,
assise dans la ruelle,
petite, si petite,
et presque insignifiante.

Nous nous racontions nos histoires,
sans un mot, sans parler.
Dans nos regards noirs,
nous lisions les secrets,
et nos ailes brisées,
et nos corps chétifs,
et nos coeurs sensibles,
et nos silences débiles.

Et dans un cri, fébrile,
moi je t’ai chantonné :
« Je t’aime, tel que tu es ».
Et toi petit oiseau,
que je trouvais si beau,
tu t’es mis à chanter.
Bien mieux que l’épervier.
Bien mieux que le corbeau.
Et moi, avec mon coeur d’enfant
au milieu des titans,
je me suis mise à danser,
Je me suis mise à aimer.
Bien mieux que ces furieux,
Que ces gens trop sérieux,
Bien mieux que les gens normaux
Qui ne parlent plus aux moineaux.

Texte et musique : Léa Cerveauillustré par une image de l'IA Canva
à voir en "Poésique" dans Galerie Amavero
Conseil: une fois sur les poèmes, passez d'un texte à l'autre avec les flèches du clavier