Poème-affiche
tous les rêves du sommeil et de la veille,
toutes les aventures vécues ou imaginées,
toutes les expériences nées des œuvres à lire,
à voir ou à entendre,
tous les remous à l’échelle des océans
ou à celle du verre d’eau,
tout ce qui peut n’exister qu’à peine
ou ne pas exister
mais par quoi l’on existe...
Texte: Michel Leiris ; voir mise en scène dans Galerie Amavero avec la lithographie de Joan Miró
La vague de Camille Claudel
Le long de son corps embrasé se perd le temps,
L’onde enserre la lumière de vert veinée,
Oblitérant de ses doigts le jour en suspens.
Lors, la vague émeraude vomit la colère
Dans la danse de ses lames effrénées,
Se pétrifie dans les coulures de l’éther
Son âme déchue où s’émiettent les trophées.
Les trois belles à l’entour de l’intempérance
Éclaboussent la vague de leur nudité,
Quand leurs cœurs ceints d’onyx vibrent dans les luisances.
La grâce susurre à la vague captivée :
« Sursois à briser mon âme qui bat encore
Dans la danse des corps où vacillent les ors ».
Texte de Laurence Sophie inspiré par la sculpture La Vague ou les baigneuses de Camille Claudel. Voir Galerie Amavero
les mots que j'aime
pour que tremblants tes pieds blancs et nus foulent
le grand désordre mué en poème
de ton âme chavirée par ma houle
j’accrocherai les mots que j’aime aux arbres
pour qu’en marchant tu en tisses des fleurs
réunies en bouquets de rose et marbre
veinés de voluptueuses couleurs
les mots que j’aime voleront au ciel
pour qu’en suivant leur essaim tu transformes
les nuages crémeux comme le miel
en cerfs-volants dessinant mille formes
je ferai un voilier des mots que j’aime
pour qu'ils t'embarquent en mer avec eux
le soir nous réciterons des poèmes
au soleil roux se couchant dans tes yeux
et quand sonnera la fin de semer
je scellerai les mots que j'aime en moi
où nous rêverons ensemble à jamais
Texte de Luc Fayard, illustré par Reading, de Julius LeBlanc Stewart et Les Chants de Maldoror, de Salvador Dali : voir les différentes mises en scène dans Galerie Amavero, dans Poésie de l'Art et dans instagram @lucfayard.poete
vieux poète
de mes mots flamme
épars au vent
me forgent l’âme
la litanie
du mot qui craque
écrit ma vie
d'un cœur en vrac
Premier Prix du Concours MagCentre-Litt'oral 2024 dont le thème était "J'ai trente ans", à écrire en trente mots.
Texte de Luc Fayard illustré par "Paris, les bouquinistes" d'Eugène Galien Laloue: voir la mise en scène dans Galerie Amavero et dans instagram @lucfayard.poete
énergie
à diffusion lente
dans l’esprit le corps
je connais sa seule source
la beauté pure
invisible sans forme
intouchable et vibrante
pour la sentir je deviens ermite
assis sur la montagne
contemplant au rythme d’un souffle lent
la vallée de mon cœur
j’y vois ma vie défiler en pointillé
les passants de rencontres
et la-haut je les vois
les oiseaux libres et chanteurs
ravisseurs d’espace
dansant en cercle
faisant la farandole
et partir au loin
planant en vol
longtemps
rétrécis à n’être plus qu’un point
alors je ferme les yeux
les bras tendus
tournant mes paumes vers le bas
avec encore dans mes oreilles
cette merveille
le chant des mésanges
noires si aigu
c’est comme si
j’embrassais tout le paysage
c’est comme si
l’énergie des monts et des brumes
l’énergie du vent chaud et humide
l’énergie des plaines et des forêts
me traversait tout le corps
des pieds ancrés en terre
à la tête souriant aux anges
Texte de Luc Fayard inspiré par Bords de mer , de Hélène Averous, encre de Chine sur papier de riz,; voir la mise en scène dans Galerie Amavero et dans instagram @lucfayard.poete et aussi dans lespoetes.net
il faudrait
poussant les montagnes
et les icebergs
bâtisse le couloir
d'un passage abrité
il faudrait que la main
saluant comme une feuille
emporte avec elle
la pensée vers le ciel
dans le grand tournoiement
il faudrait qu’un sourire
pose du bleu sur le gris
venant calmer à point
les ardeurs opiniâtres
des accents trop aigus
il faudrait étreindre les arbres
pour que leur frémissement
nous parcoure le corps
nos pieds prenant racine
dans l’histoire du monde
il faudrait brûler les regrets
dans un feu de joie
pour que chaque crépitement
signe un nouveau succès
sur la fatalité
il faudrait que nos prières
se joignent pour créer
l'invincible lumière
empêchant la nuit à jamais
d'actionner sa crécelle
Texte: Luc Fayard
cadavre
d’un monde meilleur
grâce à lui
il a peut-être aimé
la gloire et le renom
s’abattant sur lui
puis sont venus
les glissements
les à-peu-près
face aux difficultés
rien ne finissait
comme il voulait
sentant le vent
se rafraîchir
il a commencé
à biaiser
roseau trop souple
à la bourrasque
pour ne pas faire
ce qu’il fallait
souvent
il tournait le regard
pour ne pas voir
les évidences
maintenant il a peur
de ce qu’il est devenu
mécréant lâche et mou
pantin de mots
et d’opérette
l’âme vide et lasse
il marche poussiéreux
ombre informe et sale
et ses pas traînants
l’emportent malgré lui
vers le tunnel noir
les portes de la nuit
nuages de lune
ses pensées vont et viennent
comme des nuages de lune
les images se suivent
en procession furtive
la vie dispersée en brume
les mots encore absents
les couleurs autour de lui
la fausse nuit d’un nouvel automne
l’air dispense ses murmures
il sourirait presque
de tous ces possibles
futur moins conditionnel
lumières de bonheur
malgré l’absence du ciel
mais dehors et dans son cœur
il marche dans le brouillard
dans les poches de son manteau
profondes comme des cavernes
les deux poings serrés sont si fermes
qu’ils pourraient tenir des marteaux
Texte: Luc Fayard
inspiré de: Silence d'Or, de Sophie Roccco - 2023 - pigment et liant sur toile - 100 x 100 cm - son instagram
trois bambous
hachurant la vue
sans rien occulter
trois nuages ronds
transmués dans l’eau
en grosses meringues
trois buissons groupés
révélant la chatte
enfouie dans ses pattes
trois collines courbes
s’offrant mollement
à l’air du printemps
terre et ciel jaloux
du beau bleu de l’eau
appelant la nuit
tout va se voiler
sauf le bonheur né
de cette harmonie
Texte : Luc Fayard
inspiré de : Landscape with trees (1908), de Teodoro Wolf Ferrari (1878-1945), tempera sur papier (cité sur instagram par @lejardin_robo
la vie par la fenêtre
exhalant maigre
un long sanglot
en ligne haute
d'un val bruyant
la canopée
le vent figé
encrant la scène
comme un tableau
de Pissarro
le chêne mousse
ouvrant ses bras
aux oiseaux bleus
lustrant leur nid
et devant moi
en possession
dort le chat roux
lové en rêve
à l'immobile
l’animal | moi aussi
respire | moi aussi
au ralenti | moi aussi
Texte: Luc Fayard
inspiré par la vérité confirmée par la photographie de Luc Fayard
l'eau de la nuit
Malika
Deux mamas qui ne se connaissent pas, sont pourtant tatouées dans mon cœur.
L’une est ma belle mama de la poésie et l’autre est ma mama Malika.
Même le prénom MALIKA comporte le nom de Ali BELKAHLA.
On ne récolte ce que l’on s’aime, j’ai été baptisée Yacuta par Linda.
Encore une autre mama, à laquelle je tatoue le signe de l’amour,
Ave Maria, si tu me reconnais, je suis ta tata.
Cette toile figurative est le caméléonisme du culturisme.
Je développe ma masse musculaire pour faire de l’esthétisme.
À plusieurs, les mamas deviennent QUEEN
À l’image de Malika.
Des femmes fortes qui ont enfantées les plus beaux insignes.
SAL’ÂME ALI BOOM, KELTOUM !
Ils sont DEFFOUS ces Algériens !
Texte: Angélique Leroy
inspiré de Malika, de Keltoum Deffous
à voir illustré dans Galerie Amavero
simple fouet
remplir son être de souffle
des yeux partout
tout entendre
le moindre tressaillement
clignement
et quand c’est décidé
bloquer son poignet vers le bas
dans un crochet implacable
pousser des deux bras
en sens inverse
comme pour atteindre
le bout du cercle
le pousser encore plus loin
faire grandir la nature
de son être intime
sans rien montrer
sans un signe
par ce mouvement
du simple fouet
toute adversité disparait
il ne reste que du blanc
et le silence
Texte : Luc Fayard
inspiré de Simple fouet, sculpture de Ju Ming
(Place Victoria à Montréal)
Traverser et être traversé
Pour dire ce que m’inspirent les œuvres de Chantal Fontvieille réunies sous le titre « À travers », j’emprunterai un détour : celui du mot traverser lui-même. Chantal connaît ma passion pour les mots. À vrai dire, plonger dans leur épaisseur sensible, me laisser traverser par eux, écouter ce qu’ils ont à m’apprendre, c’est bien plus pour moi qu’un détour, c’est ma voie d’approche vers le monde.
Pour parler des cibles exposées par Chantal Fontvieille, ces objets traversés de déchirures mais aussi de lumière, je ne peux séparer « traverser » d’« être traversé ». La vie, me semble-t-il, entrelace constamment ces deux expériences.
Le cours de la vie ne coule pas comme celui d’une rivière tranquille dans son lit. Il est sans cesse barré d’obstacles qui viennent se jeter en travers de sa route, sans cesse traversé par d’autres cours. Dès que les enfants sont en âge de marcher dans la ville, exposés au flot des voitures, ils entendent ce cri : Attends-moi pour traverser ! Et quand vient l’âge où ils sont fiers d’avoir enfin le droit de sortir, c’est alors : Attention en traversant ! On n’emploie même pas de complément : traverser, c’est traverser la rue, cela s’entend. On ne laisse l’enfant traverser seul que lorsqu’il a compris que son propre cours à lui n’est pas tout puissant, qu’il ne peut pas suivre son avancée dans l’insouciance de tout ce qui vient se mettre à la traverse.
Oui, traverser, c’est dangereux. Une épreuve périlleuse. Les flux qui traversent notre vie risquent de nous emporter. On peut se noyer dans le fleuve qu’on tente de traverser à la nage. La représentation imaginaire qui règne sur la traversée, c’est sans doute d’abord celle-là, celle de l’eau. Une représentation venue du fond des âges, depuis le désarroi de l’homme primitif en quête de nourriture quand son avancée se heurtait à un cours d’eau. Et puisque la traversée est péril du passage, comment ne serait-elle pas aussi associée au plus terrible, au plus mystérieux des passages : celui de la mort ? Tragique traversée à l’horizon de notre courte existence. Depuis les plus lointaines mythologies, le passage dans l’au-delà fait intervenir une traversée souterraine en barque. Charon, le passeur le plus célèbre, fait traverser le fleuve qui sépare le monde des vivants de celui des morts. Du reste mourir se disait aussi autrefois transir, ce beau verbe qui signifie « passer au-delà » – il en reste quelque chose aujourd’hui dans trépasser.
C’est peut-être la seule traversée qui, bien que nécessaire et désirée par toutes les âmes qui attendent Charon sur la rive, ne s’accompagne pas de triomphe. Car traverser commence comme triomphe, et c’est ainsi que je l’ai d’abord entendu. Triomphe de la première traversée de la Manche à la nage en 1875 ; de celle de l’Atlantique en avion par Lindbergh en 1927 ; fascination chaque année, pour les traversées en solitaire. Admiration générale pour les œuvres qui ont su traverser les âges. Prestige du valeureux héros des contes, qui traverse les adversités successives comme autant d’initiations. Triomphe à coup de trompette de l’entrée des Hébreux à Jéricho après la traversée du désert. Mais aussi, plus ordinairement, victoire remportée par chaque être humain qui parvient à traverser les épreuves. Dans la tragédie, cela s’appelle « destin », comme Racine le fait dire à Néron : « Ainsi par le destin nos vœux sont traversés » (Britannicus, acte III, sc. 8). Mais dans nos vies aujourd’hui moins soumises à la loi du destin, on conçoit volontiers les épreuves en termes de traversée à accepter et à accomplir. On en sort indemne, voire grandi. On a traversé le péril, sans trébucher. On s’est tiré de l’embarras où il nous plaçait – et dans embarras on entend bien ce qui barre, barrage, barrière, barreaux qui emprisonnent. On a relevé le défi. On est parvenu de l’autre côté. Sur l’autre rive.
Ce passage sur l’autre rive, c’est trans qui le porte, dans le mot traverser. Trans, qui signifie « d’un côté à l’autre, à travers, au-delà » comme dans transformer, transfuser, transporter ou, sous la forme tra, dans traduire. Et puis dans traverser il y a aussi vertere, dont le premier sens est « tourner » (d’où vertige, convertir, verso, inversion, et même univers…, une liste de dérivés proprement vertigineuse !). Mais il signifie aussi « se tourner vers », c’est-à-dire prendre telle ou telle direction. Quand on tente une traversée on se lance au travers de l’obstacle. Il s’agit, résolument, d’arriver à se transporter de l’autre côté.
Mais l’obstacle à traverser ne se présente pas toujours horizontalement sous nos pieds, à la façon d’un fleuve. Parfois il se dresse verticalement : un mur, une paroi opaque. Alors il s’agit d’y découvrir une trouée, ou d’y pratiquer une brèche, pour pouvoir passer à travers. Pour continuer sa route de l’autre côté. Une fois que cela a été franchi.
Alors ce peut être le lieu d’un autre triomphe. Un accès à l’inconnu que l’obstacle nous dissimulait à la façon d’un écran ou d’un voile. La traversée se fait traversée des apparences, comme dans le roman de Virginia Woolf qui porte ce nom. Alice passe derrière le miroir dans le roman de Lewis Caroll De l'autre côté du miroir, et ce qu'Alice y trouva. Chez Rimbaud, c’est le rayon violet du regard qui déchire la trame des apparences et fait accéder aux « Silences traversés des Mondes et des Anges ». Dépasser l’apparence pour accéder à une vérité, ou du moins à un sens jusque-là caché. Traverser le miroir, déchirer le voile ou la nuée qui cache le ciel : ces motifs traversent l’histoire de l’art et de la littérature. Peut-être la connaissance passe-t-elle toujours par la déchirure d’un écran : « Considérons au travers de quels nuages on nous mène à la connaissance de la plupart des choses » (Montaigne, I, 27).
Les cibles qu’utilise Chantal Fontvieille sont, elles aussi, comme des murs, des voiles ou des écrans, placés verticalement en face de soi. Mais c’est volontairement qu’elles ont été ainsi disposées et dans une intention toute différente. Le tireur à l’arc ne vise rien au-delà de la cible, il ne s’agit pas pour lui de la traverser lui-même. Nul péril en jeu, seulement le risque d’un échec. Il faut réussir à transpercer cette cible de sa flèche, à l’atteindre en plein centre. C’est là que sera le triomphe. La portée du geste s’arrête à la surface de cette cible. Peu importe ce que le tir a laissé comme traces derrière. Imagine-t-on un tireur à l’arc venir contempler l’envers de la cible ? Pas plus qu’un chasseur s’agenouillant près de la bête qu’il vient de tuer pour panser ses blessures.
C’est ici que l’intervention de Chantal Fontvieille rompt avec toute tradition antérieure, dans une approche toute neuve. Elle ne s’intéresse pas au triomphe du geste de traverser, que ce soit traverser la cible en plein centre, ou sortir indemne d’une zone périlleuse pour continuer sa route de l’autre côté, ou accéder à un inconnu placé au-delà de l’obstacle. Elle passe de l’autre côté, oui, mais seulement de l’autre côté de la cible, son envers, son verso. Il ne s’agit pas d’aller voir comment c’est plus loin, une fois qu’on a traversé, non mais de voir ce que ça a fait sur l’objet traversé. En l’occurrence sur l’objet transpercé, avec toute la violence de ce geste. Car dans le lancer de flèche il y a l’intention de pénétrer l’objet, de s’y enfoncer, de l’atteindre – oui, comme on dit de quelqu’un qu’il « il a été atteint par un événement ». Une fois cette intention réalisée, la cible perd tout intérêt. Qui, à part Chantal Fontvieille, s’intéresse aux effets produit sur elle, aux marques, aux traces qui s’y sont imprimées ? J’y vois pour ma part une attention proprement féminine, aux blessures du monde et des êtres.
Cette cible est bien plus qu’une cible. C’est la trame du monde, déchirée par les coups qui l’ont atteint. Chantal Fontvieille passe sur l’envers de la trame, pour considérer les traces laissées par cette violence. Elle interroge l’envers du monde. Elle reste là, auprès de l’objet traversé, penchée sur lui. Il cesse d’être quantité négligeable, simple obstacle qu’on escamote aussitôt qu’il a été franchi.
Cette cible, c’est nous, aussi. Nous tous, les êtres troués par tout ce qui nous traverse. Nous tous, les êtres traversés. À rebours de l’image traditionnelle de la vie comme traversée : non, dans ce parcours on est bien plus souvent traversé que traversant. À rebours de la traversée triomphale, considérée uniquement dans son efficacité, comme franchissement pour pouvoir continuer sa route au-delà, et jamais comme phénomène en soi, dans les effets qu’il produit et les traces qu’il laisse.
Être traversé… Oui, nous le sommes constamment…Par ce qui traverse notre esprit, par les sensations qui nous parcourent… Une pensée, un doute, une inquiétude nous traversent. Pascal parle des troubles qui viennent traverser notre repos. Introuvable repos, puisque nous baignons dans les flux qui nous traversent. Le cours de notre vie croise à tout moment celui de la vie des autres, d’où remous et tourbillons. Le langage lui-même est un courant qui nous traverse, qui existait avant nous et sans nous. Et aussi les courants d’influences venues des générations qui nous ont précédés. Et puis encore les imprévus, les accidents, les maladies, les deuils… On entre en nous comme dans un moulin. C’est brutal, c’est tempétueux, torrentiel même. On est livré au monde. On est un lieu de passage. On est tout transi de peur, de froid, d’effroi. Traversé, tremblant, trébuchant sur les chemins. Jeté à tout moment au travers du monde, hors de nos abris. Tragique traversement. Comment ne pas prendre mal, ne pas prendre de travers ce qui sans relâche nous pénètre, nous sillonne, nous transperce ?
Et pourtant, être traversés, c’est notre condition d’êtres vivants, c’est le flux même de la vie. Celui de notre respiration, l’air qui nous traverse, entre en nous et en ressort. Non, décidément, la vie n’est pas une traversée, mais bien plutôt un flux qui nous traverse et nous porte. Il coulait avant notre naissance et continuera au-delà. Il est parfois lui-même traversé d’obstacles, mais les franchir ce n’est pas un triomphe personnel à verser au compte de nos aptitudes conquérantes, c’est le mouvement même de la vie, qui nous pousse plus loin. Seulement cette représentation-là est moins flatteuse pour notre moi. Si nous sommes essentiellement traversés, nous ne pouvons plus nous concevoir comme des entités distinctes, autonomes, mues par leur volonté et leur courage. Le vaillant chevalier traverse triomphalement les fleuves les plus périlleux, les forêts les plus impénétrables, les flammes que crachent les dragons, mais il n’est pas censé être lui-même traversé. Son prestige de conquérant perdrait beaucoup à s’aventurer dans ces zones troubles de féminité réceptive.
Peut-être abandonnerait-il même alors la voie droite qui le mène si résolument vers son but. Être traversé comporte le risque – ou l’opportunité – d’un changement de direction. En termes de marine, on dit qu’on traverse une voile quand on lui offre la plus large prise au vent pour faire tourner plus aisément et plus vite le navire autour de son axe. Oui, se laisser traverser c’est aussi présenter au monde la plus grande largeur de soi-même, laisser le vent s’y engouffrer, lui offrir notre voile déployée, le laisser libre de nous faire changer de direction. Comme le disait plus clairement autrefois le mot traverser. Dans les romans médiévaux on pouvait annoncer Ici traverse [change] l'aventure pour signaler un tournant du récit.
Se laisser traverser : se lancer dans le monde comme on s’en va à travers champs, très loin de la grande route droite, avec le risque de perdre le chemin du retour. Dans le désir passionné de ce qui nous traversera. « La passion reste en suspens dans le monde, prête à traverser les gens qui veulent bien se laisser traverser par elle. » (Marguerite Duras, L’Amant)
Se laisser traverser. C’est sentir aussi, si on écoute bien, que tout ce qui nous traverse nous quittera un jour, pour poursuivre sa course au-delà de nous. Il est heureux que les événements, les affects et les passions nous traversent et finissent par ressortir de nous, de l’autre côté. Ils ne restent pas enkystés en nous, sans issue. J’aime à penser qu’en ressortant, ils laissent bien autre chose que la trace d’une blessure dans notre dos. Qu’ils soient porteurs de notre devenir. Oui, même s’ils nous bouleversent et nous renversent, qu’ils soient d’une manière ou d’une autre versés au profit du devenir.
Alors la liberté qu’il nous reste, parmi tout ce qui nous traverse, c’est de décider parfois d’en traverser résolument toute l’étendue, d’acquiescer à ce flux, de le laisser nous travailler et d’accompagner la transformation qui s’amorce, pour la mener jusqu’à son terme, jusqu’à l’autre rive. C’est peut-être ainsi que se produit parfois la création : comme la traversée résolue de ce qui s’est présenté en travers de notre vie. L’accompagner jusqu’à son terme, ce serait accomplir sa transformation en œuvre. Pour Chantal Fontvieille, transformer les traces de blessures en tableaux traversés de lumière. Faire de la beauté avec des déchirures.
Texte: Sophie Coste
inspiré par quatre œuvres de Chantal Fontvieille à voir dans Galerie Amavero
pour en savoir plus sur Sophie Coste et son livre à paraître Gestes de femmes
pour en savoir plus sur Chantal Fontvieille
Quintessence
Sur le front
Sur la feuille
Sur l’herbe
Et parmi
Tous les affronts
La goutte sonde
Les yeux
L’écorce
Un brin
Par manque
De force
La goutte tombe
De peur
De saison
De joie
Elle se découvre
Goutte ronde
soir flamboyant
ou glaçons orangés
fond de taffetas rouges
bordant la mer qui bouge
immeuble ultra-moderne
et gratte-ciel bleui
train à vapeur en berne
par la fumée noirci
non je ne veux pas voir
les rivières de sang
mais le soir flamboyant
fort de rêve et d’espoir
Texte: Luc Fayard inspiré de : soir flamboyant, de Guillaume Villaros - 2010/2014 - acrylique au couteau sur papier - 60 x 50 cm
L'ange volé (The Stolen Angel)
On ne m'interdira pas l'ineffable joie
Je m'assieds... Je me tais... J'apaise mes décombres...
Jusqu'à la Vie généreuse qui partage nos voix
Today’s darkness is but a shadow
Ineffable joice won’t be banned to me
I sit down... I stay silent... I soothe my ruins...
Until the lavish Life that shares our voices
Texte de Bernard Gast www.bernardgast.com
inspiré par une œuvre de l'auteur : L'ange volé ; Bernard Gast © L'ange volé (2004) – ‘Peinture avec le Cinéma’ (1,3 x 1,8 m) © Adagp (collection privée)
Bernard Gast est un artiste plasticien qui crée des œuvres à partir de pellicules 35 mm de cinéma et écrit ses propres textes sur ses œuvres
la vie la mer
l’océan moutonne
dans ses plis
abolis
les crètes frissonnent
plus envie de rien
se laisser porter
par le vent
le courant
pour tout oublier
sa vie son dessein
c'est l'esprit éteint
par la rêverie
du remous
qu'un corps mou
perdu dans la nuit
dérive sans fin
au matin pourtant
le marin secoue
sa carcasse
dans la nasse
il reprend sa roue
et son cap au vent
ainsi va sa vie
sillage de mer
non tracé
cœur lassé
par le goût amer
du temps asservi
Texte : Luc Fayard
inspiré de Pleine mer, temps gris, de Charles-François Daubigny
Toi qui t'es tu
toi qui t’es tu ?
Toi qui ne pépies plus.
Sur un fil tendu,
je t’ai entraperçu.
Je me suis reconnue.
Deux pattes frêles,
et un ersatz d’ailes,
un cœur-citadelle
en guise de maison,
et nos imperfections
comme belle toison.
Dans nos silences,
Naissaient les confidences,
nos histoires d’errance.
Et sur ce fil tendu,
toi qui ne pépiais plus,
moi,
je t’ai entendu.
Un moineau ordinaire,
ni bavard, ni disert,
qui dans son nid d’hiver
tendait ces ailes pour ressembler
aux vautour ou aux éperviers
aux aigles épris de liberté.
Toi tu te sentais grêle,
perché sur ta ficelle.
Petit, si petit
au milieu des géants.
Moi, je me sentais fragile,
assise dans la ruelle,
petite, si petite,
et presque insignifiante.
Nous nous racontions nos histoires,
sans un mot, sans parler.
Dans nos regards noirs,
nous lisions les secrets,
et nos ailes brisées,
et nos corps chétifs,
et nos coeurs sensibles,
et nos silences débiles.
Et dans un cri, fébrile,
moi je t’ai chantonné :
« Je t’aime, tel que tu es ».
Et toi petit oiseau,
que je trouvais si beau,
tu t’es mis à chanter.
Bien mieux que l’épervier.
Bien mieux que le corbeau.
Et moi, avec mon coeur d’enfant
au milieu des titans,
je me suis mise à danser,
Je me suis mise à aimer.
Bien mieux que ces furieux,
Que ces gens trop sérieux,
Bien mieux que les gens normaux
Qui ne parlent plus aux moineaux.