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azur et or

la vie dehors
chemins obscurs
azur et or
je n’en ai cure

d’abord se taire
sentir en moi
ce qui se terre
à tout émoi

et puis rêver
d’encore écrire
l’âme bravée
par le sourire

l’exaltation
du cœur dédié
aux vibrations
du monde entier

goûter la paix
le soir venu
dans le drapé
des sens à nu

et oublier
les anciens jours
pour tout rayer
hormis l’amour

Texte de Luc Fayard,.
Voir la mise en scène, illustrée par 14 œuvres d'artistes contemporains, dans Galerie Amavero

lézard

si j’étais philosophe
serein sur mon muret
j'égrènerais des strophes
par les ans tempérées

je vivrais reposé
dans les effluves d’herbe
et des fleurs arrangées
en de subtiles gerbes

étendu sur mon lit
de galets et de mousse
les heures sans folie
me rendraient l’âme douce

ainsi libre d'envies
ni joyeux ni peiné
je jouirais de ma vie
pour des milliards d’année
 
Texte de Luc Fayard; voir la mise en scène, inspiré par la sculpture Lézard des murailles, d’Alain Courtaigne dans Galerie Amavero

la lune pleure

je n’irai pas décrocher la lune
je la laisse où elle est
pour que perdurent mes rêves
les soirs de grise mine
quand je lève la tête
et m’imagine
un monde moins dur
aux vallons embrumés

bleutée au loin
dans mes nuits d’insomnie
elle m’envoie de son coin
des mots d’amour attendris

depuis des siècles
ni astre ni matière
la lune n’est que prières
supplications espoirs
larmes et joies
sphère aspirant
les émotions du monde
qui montent vers elle

surtout
ne pas la prendre
dans ses bras
qu’elle reste là-haut
au chaud
à nous regarder
la tête penchée

quel plaisir alors
de suivre sa courbe
dans le ciel rose
pour que la nuit durant
respirant autre chose
que le fardeau de l'âge
mon âme légère
s’élève jusqu’à elle
comme une feuille d’or
libérée de la gravité

vous ne le saviez pas
la lune parfois
verse une larme
mais ça ne se voit pas
ces nuits-là elle se cache
au fond des nuages

aujourd’hui la lune est triste
elle chante lasse
pour que les cœurs tendres
entendent son sélène soupir

il dit
pauvres humains
je vous aimais bien
mais vous avez cassé votre jouet
plus rien ne sera comme avant
aujourd'hui je ne peux retenir
ni les vents de l’enfer ni les raz de marée
vous mourrez par l’eau et par le feu
que vous n’avez pas su contenir

la lune c’est affreux
une nuit bientôt
va nous dire adieu
couchée pour de bon
loin du regard des hommes
implosant de mille cratères
aplatie comme une serpillère

alors sur la terre ronde
la mer en furie
pourra lâcher
ses vagues titanesques
et les vents tourbillonner
en arabesques
siphons libérant les tsunamis
de la fin du monde

regardez bien
la lune pleure
en son recoin
sur le malheur

Texte de Luc Fayard illustré par 32 œuvres d'art contemporain

nostalgie

quand les voix aimées se seront tues
elles ne laisseront de leur bruit
que le souvenir aigu
des brèches de la vie

plus jamais les rêves de la nuit
ne s'ancreront aux habits de l’enfance
ni les jours enfuis
aux rives de l’absence

à quoi bon pleurer
ou tourner en rond
les bons moments passés
jamais ne reviendront

c’est ainsi que naît la nostalgie
un envahissement progressif
comme un voile de brume
ruisselant sur l'âme

on ne meurt pas de nostalgie
avec elle on vit tous les jours
elle te suit comme une ombre
fidèle jusqu’à la tombe

même si au souvenir
des regards rompus
des rencontres inabouties
le regret sournois s’insinue

elle te dira que tu n’as pas vécu
comme tu l’aurais voulu
mais vollà la vie se nourrir
de joie de manques et avancer

chaque émotion produit une graine
chaque sourire un bout d’oxygène
ainsi se construit le labyrinthe
d’un destin à nul autre pareil

à la fin tu devras bien pourtant
assembler les pièces du puzzle
pour faire semblant de croire
à un accord possible

et si certaines éparses
ne trouvent pas leur place
dans le récit peint
entre en vide et plein

tant pis
c’est ainsi que tu vis
l’humanité de la folie
entre désir et nostalgie

Voir la mise en scène illustrée par 20 œuvres d'art contemporain dans Galerie Amavero

petits poissons

si les mots jaillissaient
comme l’eau de source
sans savoir d’où ils viennent
ni quel sens ils portent
libres
heureux de sourdre
ivres
résonnants
d’un simple glouglou
quels riches dialogues 
nous pourrions vivre

nous sortirions de nos igloos
comme un magicien 
le lapinou de son chapeau
des mots étincelles
déclencheurs de rires fous
des mots sauteurs d’horizons 
de la mer jusqu’au ciel
des mots créateurs 
de discours en cascade
fluides sans saccade

ah si bondissants comme des pur-sang
les mots pouvaient en s’agitant
de soubresauts de hoquets  
nous redonner la pureté
d’une parole immédiate et fière
alors le monde serait une rivière
coulant sur l’infini du rond
et nous ses petits poissons

Texte de Luc Fayard inspiré par le dessin automatique involontaire de son smartphone; voir Galerie Amavero

achéron

émoussée la lame de l’esprit
ne tranche plus assez
les mots me manquent
pour boucler ma pensée
blindé mon cœur
ne laisse plus rien traverser

de tout son passé
le temps me pèse
marmite en fonte 
prête à imploser 
mais qui se contente de fuir  
lâchant de lamentables pschits

heureusement la nuit
débarquent les rêves
trafiquants d’espace et d’horloge
le songe est quantique
on peut vivre ici et là-bas
en même temps
être soi et un autre 
et s’engueuler tous les deux
voler très haut tomber très bas 
tout le monde fait ça
se retrouver tout nu dans la rue
courir poursuivi par un meurtrier
dont le coup de poignard fatal
vous ramène en sursaut à la vie

et puis aussi 
dire des choses bizarres
aimer de manière doucereuse
sourire peut-être
mais pas plus

car n'ayant jamais ri dans mes veilles
j’ai peur que le rire du sommeil 
ne soit l'ultime son
traversant l’achéron

Texte de Luc Fayard ; voir la mise en scène illustrée par l'oeuvre de Jon Davis dans Galerie Amavero et dans instagram.com/lucfayard.poete

torrent

la parole est un torrent 
qui déborde sans prévenir
les mots se cognent 
les uns aux autres
comme des galets
en ricochet

le flux violent se bute 
aux obstacles du réel
on rêve d’une cascade 
et c’est un flot sinueux 
qui serpente en saccades

mais rien ne l’arrêtera 
l’écluse est levée
on vocifère on éructe
au lieu de dire je t’aime
voici des cris
au lieu de murmures
voilà des flèches
au lieu de sourires

la vie est un torrent
de bagatelles
notre âme court
comme l’eau
elle sourd
entre les mots
elle file
entre les lignes
mais où ira-t-elle

voir aussi Galerie Amavero

sortilège

quelques instants seulement
le temps se souviendra de nous
le vent de notre odeur 
le soleil de notre peau
et l’océan de nos cris

puis ils se lasseront
des miasmes embrumés 
de nos vies opaques 
insensiblement
nos traces fatiguées 
s’évanouiront 
dans l’obscurité

qui saura dire alors
dans ce nouveau désert 
ce qui nous a fait rire
ou pleurer
qui saura raconter
les trébuchements
les vagues les passions
qui saura trouver 
la joie dans l’ombre 
des chemins escarpés

avec le vent 
balayant le souvenir 
comme du sable
avec le soleil
brûlant le paysage
jusqu’à la cendre
le monde sera propre et nu
même les taches 
disparaîtront

et quand tout se taira
que la ligne de nos vies
s’envolera filandre
un dernier sortilège 
effacera nos pas
pour que jamais
l’on ne sache
qui nous avons aimé

Texte de Luc Fayard, inspiré par Old School, de Deb Garlick.

la voix de l'invisible

je suis le courant abyssal 
portant la mer sur ses épaules
je suis la rosée du matin
avant sa première perle
je suis la racine de l’arbre 
qui le pousse vers le ciel
je suis le murmure des feuilles
pénétrant la peau
comme une perfusion de douceur

mon pollen donne la vie à tout être
qui veut la goûter
mes parfums enivrent les âmes
unies dans le même souffle
ma tristesse façonne l’esprit
pour le fortifier
mes désirs vibrent à l’unisson
comme les cordes d'une harpe
mes ondes créent l’arc-en-ciel de lumière
sur la voûte du chemin

je suis le vent de toutes les colères
et de l’amour aussi
je suis l’aiguille de l’horloge des cœurs
et quand mes rêves construisent 
la réalité du silence
je suis l’impossible pensée avant les mots

je suis le destin la peur 
la mort
je suis la beauté 
née avant toute chose
avant même 
la gravité de l’univers

Voir mise en scène dans Galerie Amavero.

rouille

couleur de la vie
d’âme dolente
teinte graduelle
voleuse d’heures
poussière de larmes
et d’espoirs rancis
palette enrichie
de strates sensibles
lente alchimie
de la destruction
destinée inexorable 
des abandons fatals
comme si par avance
la trace fardée du temps
vouait chair et âme
à disparaître
mais parfois 
de cette liane 
ensorcelée
à la carnation 
rubigineuse
surgit le rouge sang
d’un cœur qui bat
comme une fleur 
plus belle qu’elle

Texte de Luc Fayard inspiré du tableau Accroche-toi  de Benoît de Senneville  
Voir mise en scène dans Galerie Amavero

Traverser et être traversé

Pour dire ce que m’inspirent les œuvres de Chantal Fontvieille réunies sous le titre « À travers », j’emprunterai un détour : celui du mot traverser lui-même. Chantal connaît ma passion pour les mots. À vrai dire, plonger dans leur épaisseur sensible, me laisser traverser par eux, écouter ce qu’ils ont à m’apprendre, c’est bien plus pour moi qu’un détour, c’est ma voie d’approche vers le monde.

Pour parler des cibles exposées par Chantal Fontvieille, ces objets traversés de déchirures mais aussi de lumière, je ne peux séparer « traverser » d’« être traversé ». La vie, me semble-t-il, entrelace constamment ces deux expériences.

Le cours de la vie ne coule pas comme celui d’une rivière tranquille dans son lit. Il est sans cesse barré d’obstacles qui viennent se jeter en travers de sa route, sans cesse traversé par d’autres cours. Dès que les enfants sont en âge de marcher dans la ville, exposés au flot des voitures, ils entendent ce cri : Attends-moi pour traverser ! Et quand vient l’âge où ils sont fiers d’avoir enfin le droit de sortir, c’est alors : Attention en traversant ! On n’emploie même pas de complément : traverser, c’est traverser la rue, cela s’entend. On ne laisse l’enfant traverser seul que lorsqu’il a compris que son propre cours à lui n’est pas tout puissant, qu’il ne peut pas suivre son avancée dans l’insouciance de tout ce qui vient se mettre à la traverse. 

Oui, traverser, c’est dangereux. Une épreuve périlleuse. Les flux qui traversent notre vie risquent de nous emporter. On peut se noyer dans le fleuve qu’on tente de traverser à la nage. La représentation imaginaire qui règne sur la traversée, c’est sans doute d’abord celle-là, celle de l’eau. Une représentation venue du fond des âges, depuis le désarroi de l’homme primitif en quête de nourriture quand son avancée se heurtait à un cours d’eau. Et puisque la traversée est péril du passage, comment ne serait-elle pas aussi associée au plus terrible, au plus mystérieux des passages : celui de la mort ? Tragique traversée à l’horizon de notre courte existence. Depuis les plus lointaines mythologies, le passage dans l’au-delà fait intervenir une traversée souterraine en barque. Charon, le passeur le plus célèbre, fait traverser le fleuve qui sépare le monde des vivants de celui des morts. Du reste mourir se disait aussi autrefois transir, ce beau verbe qui signifie « passer au-delà »  – il en reste quelque chose aujourd’hui dans trépasser.

C’est peut-être la seule traversée qui, bien que nécessaire et désirée par toutes les âmes qui attendent Charon sur la rive, ne s’accompagne pas de triomphe. Car traverser commence comme triomphe, et c’est ainsi que je l’ai d’abord entendu. Triomphe de la première traversée de la Manche à la nage en 1875 ; de celle de l’Atlantique en avion par Lindbergh en 1927 ; fascination chaque année, pour les traversées en solitaire. Admiration générale pour les œuvres qui ont su traverser les âges. Prestige du valeureux héros des contes, qui traverse les adversités successives comme autant d’initiations. Triomphe à coup de trompette de l’entrée des Hébreux à Jéricho après la traversée du désert. Mais aussi, plus ordinairement, victoire remportée par chaque être humain qui parvient à traverser les épreuves. Dans la tragédie, cela s’appelle « destin », comme Racine le fait dire à Néron : « Ainsi par le destin nos vœux sont traversés » (Britannicus, acte III, sc. 8). Mais dans nos vies aujourd’hui moins soumises à la loi du destin, on conçoit volontiers les épreuves en termes de traversée à accepter et à accomplir. On en sort indemne, voire grandi. On a traversé le péril, sans trébucher. On s’est tiré de l’embarras où il nous plaçait – et dans embarras on entend bien ce qui barre, barrage, barrière, barreaux qui emprisonnent. On a relevé le défi. On est parvenu de l’autre côté. Sur l’autre rive. 

Ce passage sur l’autre rive, c’est trans qui le porte, dans le mot traverser. Trans, qui signifie « d’un côté à l’autre, à travers, au-delà » comme dans transformer, transfuser, transporter ou, sous la forme tra, dans traduire. Et puis dans traverser il y a aussi vertere, dont le premier sens est « tourner » (d’où vertige, convertir, verso, inversion, et même univers…, une liste de dérivés proprement vertigineuse !).  Mais il signifie aussi « se tourner vers », c’est-à-dire prendre telle ou telle direction. Quand on tente une traversée on se lance au travers de l’obstacle. Il s’agit, résolument, d’arriver à se transporter de l’autre côté.  

Mais l’obstacle à traverser ne se présente pas toujours horizontalement sous nos pieds, à la façon d’un fleuve. Parfois il se dresse verticalement : un mur, une paroi opaque. Alors il s’agit d’y découvrir une trouée, ou d’y pratiquer une brèche, pour pouvoir passer à travers. Pour continuer sa route de l’autre côté. Une fois que cela a été franchi. 

Alors ce peut être le lieu d’un autre triomphe. Un accès à l’inconnu que l’obstacle nous dissimulait à la façon d’un écran ou d’un voile. La traversée se fait traversée des apparences, comme dans le roman de Virginia Woolf qui porte ce nom. Alice passe derrière le miroir dans le roman de Lewis Caroll De l'autre côté du miroir, et ce qu'Alice y trouva. Chez Rimbaud, c’est le rayon violet du regard qui déchire la trame des apparences et fait accéder aux « Silences traversés des Mondes et des Anges ».  Dépasser l’apparence pour accéder à une vérité, ou du moins à un sens jusque-là caché. Traverser le miroir, déchirer le voile ou la nuée qui cache le ciel : ces motifs traversent l’histoire de l’art et de la littérature. Peut-être la connaissance passe-t-elle toujours par la déchirure d’un écran : « Considérons au travers de quels nuages on nous mène à la connaissance de la plupart des choses » (Montaigne, I, 27).

Les cibles qu’utilise Chantal Fontvieille sont, elles aussi, comme des murs, des voiles ou des écrans, placés verticalement en face de soi. Mais c’est volontairement qu’elles ont été ainsi disposées et dans une intention toute différente. Le tireur à l’arc ne vise rien au-delà de la cible, il ne s’agit pas pour lui de la traverser lui-même. Nul péril en jeu, seulement le risque d’un échec. Il faut réussir à transpercer cette cible de sa flèche, à l’atteindre en plein centre. C’est là que sera le triomphe. La portée du geste s’arrête à la surface de cette cible. Peu importe ce que le tir a laissé comme traces derrière. Imagine-t-on un tireur à l’arc venir contempler l’envers de la cible ? Pas plus qu’un chasseur s’agenouillant près de la bête qu’il vient de tuer pour panser ses blessures. 

C’est ici que l’intervention de Chantal Fontvieille rompt avec toute tradition antérieure, dans une approche toute neuve. Elle ne s’intéresse pas au triomphe du geste de traverser, que ce soit traverser la cible en plein centre, ou sortir indemne d’une zone périlleuse pour continuer sa route de l’autre côté, ou accéder à un inconnu placé au-delà de l’obstacle. Elle passe de l’autre côté, oui, mais seulement de l’autre côté de la cible, son envers, son verso. Il ne s’agit pas d’aller voir comment c’est plus loin, une fois qu’on a traversé, non mais de voir ce que ça a fait sur l’objet traversé. En l’occurrence sur l’objet transpercé, avec toute la violence de ce geste. Car dans le lancer de flèche il y a l’intention de pénétrer l’objet, de s’y enfoncer, de l’atteindre – oui, comme on dit de quelqu’un qu’il « il a été atteint par un événement ». Une fois cette intention réalisée, la cible perd tout intérêt. Qui, à part Chantal Fontvieille, s’intéresse aux effets produit sur elle, aux marques, aux traces qui s’y sont imprimées ? J’y vois pour ma part une attention proprement féminine, aux blessures du monde et des êtres.

Cette cible est bien plus qu’une cible. C’est la trame du monde, déchirée par les coups qui l’ont atteint. Chantal Fontvieille passe sur l’envers de la trame, pour considérer les traces laissées par cette violence. Elle interroge l’envers du monde. Elle reste là, auprès de l’objet traversé, penchée sur lui. Il cesse d’être quantité négligeable, simple obstacle qu’on escamote aussitôt qu’il a été franchi. 

Cette cible, c’est nous, aussi. Nous tous, les êtres troués par tout ce qui nous traverse. Nous tous, les êtres traversés. À rebours de l’image traditionnelle de la vie comme traversée : non, dans ce parcours on est bien plus souvent traversé que traversant. À rebours de la traversée triomphale, considérée uniquement dans son efficacité, comme franchissement pour pouvoir continuer sa route au-delà, et jamais comme phénomène en soi, dans les effets qu’il produit et les traces qu’il laisse. 

Être traversé… Oui, nous le sommes constamment…Par ce qui traverse notre esprit, par les sensations qui nous parcourent… Une pensée, un doute, une inquiétude nous traversent. Pascal parle des troubles qui viennent traverser notre repos. Introuvable repos, puisque nous baignons dans les flux qui nous traversent. Le cours de notre vie croise à tout moment celui de la vie des autres, d’où remous et tourbillons. Le langage lui-même est un courant qui nous traverse, qui existait avant nous et sans nous. Et aussi les courants d’influences venues des générations qui nous ont précédés. Et puis encore les imprévus, les accidents, les maladies, les deuils… On entre en nous comme dans un moulin. C’est brutal, c’est tempétueux, torrentiel même. On est livré au monde. On est un lieu de passage. On est tout transi de peur, de froid, d’effroi. Traversé, tremblant, trébuchant sur les chemins. Jeté à tout moment au travers du monde, hors de nos abris. Tragique traversement. Comment ne pas prendre mal, ne pas prendre de travers ce qui sans relâche nous pénètre, nous sillonne, nous transperce ? 

Et pourtant, être traversés, c’est notre condition d’êtres vivants, c’est le flux même de la vie. Celui de notre respiration, l’air qui nous traverse, entre en nous et en ressort. Non, décidément, la vie n’est pas une traversée, mais bien plutôt un flux qui nous traverse et nous porte. Il coulait avant notre naissance et continuera au-delà. Il est parfois lui-même traversé d’obstacles, mais les franchir ce n’est pas un triomphe personnel à verser au compte de nos aptitudes conquérantes, c’est le mouvement même de la vie, qui nous pousse plus loin. Seulement cette représentation-là est moins flatteuse pour notre moi. Si nous sommes essentiellement traversés, nous ne pouvons plus nous concevoir comme des entités distinctes, autonomes, mues par leur volonté et leur courage. Le vaillant chevalier traverse triomphalement les fleuves les plus périlleux, les forêts les plus impénétrables, les flammes que crachent les dragons, mais il n’est pas censé être lui-même traversé. Son prestige de conquérant perdrait beaucoup à s’aventurer dans ces zones troubles de féminité réceptive.

Peut-être abandonnerait-il même alors la voie droite qui le mène si résolument vers son but. Être traversé comporte le risque – ou l’opportunité – d’un changement de direction. En termes de marine, on dit qu’on traverse une voile quand on lui offre la plus large prise au vent pour faire tourner plus aisément et plus vite le navire autour de son axe. Oui, se laisser traverser c’est aussi présenter au monde la plus grande largeur de soi-même, laisser le vent s’y engouffrer, lui offrir notre voile déployée, le laisser libre de nous faire changer de direction. Comme le disait plus clairement autrefois le mot traverser. Dans les romans médiévaux on pouvait annoncer Ici traverse [change] l'aventure pour signaler un tournant du récit. 

Se laisser traverser : se lancer dans le monde comme on s’en va à travers champs, très loin de la grande route droite, avec le risque de perdre le chemin du retour. Dans le désir passionné de ce qui nous traversera. « La passion reste en suspens dans le monde, prête à traverser les gens qui veulent bien se laisser traverser par elle. »   (Marguerite Duras, L’Amant)

Se laisser traverser. C’est sentir aussi, si on écoute bien, que tout ce qui nous traverse nous quittera un jour, pour poursuivre sa course au-delà de nous. Il est heureux que les événements, les affects et les passions nous traversent et finissent par ressortir de nous, de l’autre côté.  Ils ne restent pas enkystés en nous, sans issue. J’aime à penser qu’en ressortant, ils laissent bien autre chose que la trace d’une blessure dans notre dos. Qu’ils soient porteurs de notre devenir. Oui, même s’ils nous bouleversent et nous renversent, qu’ils soient d’une manière ou d’une autre versés au profit du devenir.

Alors la liberté qu’il nous reste, parmi tout ce qui nous traverse, c’est de décider parfois d’en traverser résolument toute l’étendue, d’acquiescer à ce flux, de le laisser nous travailler et d’accompagner la transformation qui s’amorce, pour la mener jusqu’à son terme, jusqu’à l’autre rive. C’est peut-être ainsi que se produit parfois la création : comme la traversée résolue de ce qui s’est présenté en travers de notre vie. L’accompagner jusqu’à son terme, ce serait accomplir sa transformation en œuvre. Pour Chantal Fontvieille, transformer les traces de blessures en tableaux traversés de lumière. Faire de la beauté avec des déchirures.

Texte: Sophie Coste
inspiré par quatre œuvres de Chantal Fontvieille  à voir dans Galerie Amavero

pour en savoir plus sur Sophie Coste et son livre à paraître Gestes de femmes
pour en savoir plus sur Chantal Fontvieille

la vie la mer

les nuages bas
l’océan moutonne
dans ses plis
abolis
les crètes frissonnent
sous un ciel bien las

plus envie de rien
se laisser porter
par le vent 
le courant
pour tout oublier
sa vie son dessein

c'est l'esprit éteint
par la rêverie
du remous
qu'un corps mou
perdu dans la nuit
dérive sans fin

au matin pourtant
le marin secoue
sa carcasse
dans la nasse
il reprend sa roue
et son cap au vent

ainsi va sa vie
sillage de mer
non tracé
cœur lassé
par le goût amer
du temps asservi


Texte : Luc Fayard
inspiré de
Pleine mer, temps gris, de Charles-François Daubigny

mystère de la création

il y a longtemps
dans une haute tour 
accrochée au ciel
le monde fut créé
par une femme
délicate et pensive

attachée à son labeur
telle une tisserande à son métier
elle dessinait avec bonheur
d’étranges et beaux objets

chaque jour chaque nuit
la lune et le soleil l’aidaient
en posant de fins rayons
d’ombre et de lumière
sur sa planche à dessin

son violon amoureux
jouait pour elle 
des airs envoûtants
qui deviendraient plus tard
la première symphonie 
des chants du monde

les notes émurent les esquisses
alors la forme vivante fut
d’abord les oiseaux 
qui s’envolèrent à tire d’aile
puis vint tout le reste 
de la grande arborescence
des plantes et de l’eau
animaux et hommes
poussières de vie
s’égayant dans le vent

souriant de tant de beauté 
et d’harmonie
la mère de la création 
heureuse et solitaire
vécut longtemps
améliorant jour après jour
les fruits de son âme
entourée de robots fidèles
gardiens de son alchimie

quand elle mourut 
tâche accomplie
le monde sur sa lancée
continua de tracer 
sans elle
son cercle fini
infiniment répété

mais un jour advint
ce qui devait advenir
sans sa matrice 
ni son sourire
l’homme se crut 
le roi du monde
et ce fut le début 
de la fin du monde

Texte: Luc Fayard
inspiré de La Création des Oiseauxde Remedios Varo; voir la mise en scène en récitation musicale de poésique sur instagram @lucfayard.poete et dans Galerie Amavero

grand chapiteau

entrez mesdames et messieurs
sous le grand chapiteau
du cirque de la vie
venez par ici
vous qui avez vécu
la vie de haut en bas
ces choses-là
que vous allez voir
vous savez qu’elles existent
indicibles et secrètes
vous les avez connus
ces petits riens 
ces grands moments
mais vous les avez perdus
avec le temps

alors entrez dans le village 
des sentiments vrais
vous n’oublierez pas 
cette odyssée 
ce retour 
aux sources de l’homme pur
on vous le jure
un parcours impossible 
mais pourtant réel
les preuves les voici

que battent les tambours
que se lève le rideau rouge
du grand chapiteau
ici vous verrez vous toucherez
vous sentirez vous entendrez

l’amour qui se renforce 
au fil des ans
comme un rocher poli
par la marée
le sourire donné à l’autre
sans demande en retour
et qui éclairera sa vie
la différence acceptée
au milieu de tous
comme si de rien n’était
l’écoute attentive 
à la parole sincère
les gestes doux des mains
plumes légères
qui se frôlent délicatement
les sourires en miroir
se répondant en silence

enfin et surtout vous verrez 
le soir discret tomber
comme un voile de mariée
sur les maisons réchauffées
la nuit qui s’égrène lentement
sur un tempo différent
et le matin qui dit bonjour
en baillant

cette route de la vraie vie 
rien que pour vous 
la voilà la voici 
sous le grand chapiteau
du cirque de la vie

et qui sait 
si vous avez gardé en vous
une bribe d’âme sans âge
peut-être pourrez-vous
reprendre ce voyage 
et qu’il dure toujours

illustré dans Poésie de l'Art par un montage de trois images IA créées à la demande

autoportrait

pelures d’oignons
cercles concentriques
lignes parallèles
couches empilées
sarments alignés
traits pointillés
de la pluie
qui en morse seraient
autant de SOS
les yeux tournés là-bas
ligne noire d’horizon
séparatrice de mondes
l’abysse et l’infini
myriade d’étoiles
trous noirs du passé
mots secrets
pleurs refoulés
envie d’amour
et de sourires
jour après jour
vivre sans demain
impossible
alors gratter
avancer
ne pas tourner en rond
chercheur de beauté 
et de simplicité 
faire jaillir l’étincelle
à défaut se contenter
d’une allumette
lumière lumière

Texte : Luc Fayard
inspiré de : Autoportrait, de Bernard Noël (1986)

ombres de plage

large bande de frontière
entre terre et eau
matière changeante
élastique et malléable

territoire des errances
agité par le vent
troublé par la brume
filtrant les silhouettes

lieu d'existence plurielles
à l’écume frisée
et de soubresauts
du sable créateur

qu’importe la pluie
il y a toujours 
une épuisette à serpenter
dans les mares glauques

et des corps occupés
dès le petit matin
à soulever les galets
cachant les trésors

infatigable plage
aux recoins secrets
aux lignes floues
comme la vie

Texte : Luc Fayard
inspiré par
Scène de plage, de Marie Delourme

sans frontière

nulle ligne assurée 
entre terre et eau
entre bas et haut
dans le palude
pourtant
à chacun sa substance
sa texture sa couleur 
qui se relaient 
dans le passage invisible 
du fluide au solide
dans la prégnance humide 
d’un paysage à part
ici vibrent les sens 
en large palette
du musqué au salé
du sec au mouillé
du silence au bruissement
du gris noir au gris blanc
le nez devant le pied 
l’odeur nous guide
on la hume 
perdu dans la nasse
d'un monde sans barrières
seule la pluie pourrait
réunir les matières
dans la même brume
soyeuse et mystérieuse
ainsi va la vie 
brouillard tenace
sans frontière 
entre jour et nuit

Texte : Luc Fayard, inspiré de
Palude, de Marie Deloume

ronde des si

si le cercle est brisé
vais-je retourner sur mes pas
ou bien bâtir une passerelle

si les bouts scindés se relient
atteindrai-je mon départ
ou bien les traces d’un nouvel envol

si je franchis les traits de couleurs
verrai-je le ciel s'éclaircir
ou bien la terre sombrer

si la foule se presse en chemin
se tiendra-t-on vraiment la main
ou bien marcherai-je isolé

si trois notes franchissent la mer
entendrai-je une symphonie
ou bien le solo du désespoir

si je respire longtemps
sentirai-je une forme d’énergie
ou bien l’impermanence

dans l’infini du vide
le cercle ne dit rien me dit tout
je ne suis rien je suis tout

Finaliste du Diplôme d'Honneur - Concours Europoésie-Unicef 2023

Texte : Luc Fayard
inspiré par Cercle - Ascèse VIII, 2007 - Série: "Silencieuse Coïncidence, de Fabienne Verdier, à qui j'ai demandé une autorisation de reproduction; alors en attendant, je l'illustre avec "Disques de Newton", de Frantisek Kupka (que j'aime beaucoup aussi !)
Voir et entendre récitation musicale de poésique dans Galerie Amavero

quatre actes

la branche et l’algue
le ciel et la mer
l’herbe et la mousse
le ruisseau et la montagne
on entend tous les chants
le cri étonné des oiseaux
le ruissellement soyeux de l’eau
le frottement tiède du vent
tous les actes de la vie
joie ou tristesse
espoir ou peine
se jouent en quatre actes

Texte de Luc Fayard, inspiré de quatre acyliques, de Martine Durou

terminus

étrange destin
pour l’homme
approcher de la fin
sans le vouloir
pas après pas
marche inéluctable
au rythme du cœur
horloge atomique
au décompte inlassable
chaque pulsation
est une croix de plus g
gravé sur le livre
par l’assassin comptable
des jours achevés

quel objectif étonnant
un train direct sans arrêt
mais à durée du trajet
indéterminée
chacun son terminus
règle valable pour tous
les grands les minus
les sereins les atrophiés
galériens enchaînés
à la même certitude
ramer vers l’inconnu
et le jour de l’arrêt final
à la station néant
où seul tu descendras
il fera noir
pour toujours

Finaliste du Diplôme d'Honneur - Concours Europoésie-Unicef 2023

Texte: Luc Fayard
voir une version illustrée par l'IA ici ou
Conseil: une fois sur les poèmes, passez d'un texte à l'autre avec les flèches du clavier